L’amplitude des émotions indiennes

On en parlait avec des amis cette semaine : en Inde (pour le Bangladesh ça marche aussi) quand on va bien : tout va vraiment bien, on est heureux, on sourit, on mesure la chance de vivre ici. Et quand ça va moins bien : on ne supporte plus rien.

Il y a 3 semaines j’étais un peu dans cet état d’esprit, il faisait trop chaud, j’en avais marre du bruit de la circulation, de l’état des routes, marre de la lenteur des gens, marre de la cuisine indienne, du bureau, du retard des bus de nuit, du fait qu’il y a des ampoules dans tous les bus mais pas une seule qui fonctionne, de tous les rickshaws qui essayent de te rouler quand tu voyages, des formulaires à rallonge à remplir tout le temps et pour tout et qui ne serviront jamais à rien, du bruit tout le temps, tout le temps, du regard des hommes déplacés, de leur tentative d’approche dans la rue, des tonnes de plastique que l’on voit partout…

Et puis cela fait une semaine que je suis à nouveau dans une période extatique : je me sens extrêmement chanceuse d’avoir une année entière pour découvrir l’Inde, sa culture, ses traditions, ses différentes régions, cuisines… J’adore à nouveau mes repas indiens, on rigole bien au bureau, il fait beau et chaud, les couleurs sont toujours aussi belles, les sourires des enfants font chaud au cœur, on vit souvent des moments improbables, on est encore surpris par un tas de petits détails, on noue de nouvelles amitiés.

Hier j’étais donc dans mon rickshaw de retour en pensant à écrire cet article, et j’étais en train de lister mentalement tout ce que j’aimais. Quand soudain, un monsieur sur son vélo, hyper chargé d’un tas de boites en tout genre, demande  sa direction à mon conducteur de rickshaw. Il avait l’air d’avoir 70 ans mais ne devait pas en avoir plus de 50, il était épuisé étant donné la chaleur. Mon conducteur l’a tout simplement ignoré malgré les demandes répétées de ce pauvre papi qui faisait tellement mal au cœur, pas un regard, rien. Pourquoi ? parce qu’ici beaucoup de gens n’ont aucun respect pour toute cette tranche de la population misérable, parce que il existe ici un énorme égoïsme : en dehors de leur communauté les gens se foutent complètement du sort des autres.

Cent mètres plus loin, une maman berce son fils toujours sous 40 degrés pendant que son mari se casse le dos sur la presse pour extraire le jus de canne. Juste à côté les clients attendent dans leur voiture climatisée le verre à 10 roupies. Il est tout maigre et trempé de sueur, a le regard vide, aucun avenir pour lui, ni pour sa famille, il dort probablement dans la rue.

Et à nouveau la chute est rude. Certes la lumière est belle, certes il y a tellement de choses à voir et à apprendre ici et la plupart des indiens sont adorables avec les étrangers, ils sont intéressants, généreux, ouverts. Mais avec nous, pas avec les millions de pauvres de leur pays. Ces derniers peuvent crever dans la rue, ce sera dans l’indifférence générale.

D’ailleurs il y a quelques semaines, se tenait le procès d’une super star bollywoodienne accusée d’avoir percuté en 2002 un groupe de sans-abri qui dormaient sur un trottoir dans une banlieue de Bombay, tuant l’un d’entre eux, et d’avoir pris la fuite après une soirée bien arrosée. Certains acteurs ont ici un statut de super star absolue, quelques uns ont même des temples érigés en leur honneur et Salman Khan en fait partie. Il a reçu un soutient énorme de millions de fans, certains ont même menacés de se suicider s’il devait être reconnu coupable. Il a également pu compter sur le soutient d’un de ses amis chanteur : Abhijeet Bhattacharya, qui a déclaré : « si les chiens dorment dans la rue ils ne doivent pas s’étonner de mourir comme des chiens, les rues ne sont pas la propriété privée des pauvres » ou encore « les rues ne sont pas des lits, ne rejetons pas la faute sur l’alcool ou le chauffeur ». Quelques heures après avoir été condamné à 5 ans de prison, les médias ont annoncés que la cour d’appel avait annulé la décision du tribunal et que l’acteur était à nouveau libre. On imagine la somme du pot de vin. Même au bureau, qui est quand même une ONG qui aide les pauvres, tout le monde étaient contents de cette issue, je crois bien avoir été la seule à être choquée par toute cette histoire.

Voila l’Inde, c’est aussi ça. On peut s’émerveiller autant qu’on veut parce que c’est véritablement un pays incroyable à visiter en long en large et en travers, mais il ne faut pas perdre son sens critique et je me demande souvent comment cette société va évoluer à l’avenir avec ses politiques ultra corrompus, les riches au dessus des lois, cette violence et ce mépris pour les pauvres, le statut de la femme, ces religions qui cohabitent parfois difficilement, les écarts énormissimes au sein de la population. Combien de temps ces pauvres supporteront encore ce mépris ? J’ai lu ici et là que le gouvernement n’aurait jamais à se préoccuper d’une révolte tant la société indienne est clivée : par religion, par caste, par communauté, géographiquement, et tant il est quasi impossible de rassembler toute une population derrière un mot d’ordre.

« La révolte ne viendra certes pas des urnes : en Inde, les pauvres et les analphabètes votent davantage que les autres citoyens, mais leurs élus suivent une politique clientéliste qui ne peut parvenir à transformer en profondeur les structures sociales. L’épée de Damoclès est plus violente : il s’agit des révoltes naxalites, d’inspiration maoïste, qui désormais gèrent des régions entières dans l’Inde rurale la plus pauvre, celle du Chattisgarh, du Jharkhand, de l’Orissa. »*

Je crois que je ne suis pas encore sortie de ces cycles up and down et cela fait partie de la fascination qu’exerce l’Inde sur nombre d’entre nous !


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